11.
Quand il alla retirer son billet d’avion, un message l’attendait au comptoir. « Appelez Londres toutes affaires cessantes. »
— Yuri, Anton veut vous parler, lui dit une voix inconnue au téléphone. Il voudrait que vous restiez à New York jusqu’à l’arrivée d’Erich Stolov. Vous pourrez voir Erich demain après-midi.
— De quoi s’agit-il, à votre avis ? demanda Yuri.
Mais qui était cette femme ? Il n’avait jamais entendu sa voix auparavant et elle s’adressait à lui comme si elle le connaissait.
— Il pense que parler avec Stolov vous fera du bien.
— Du bien ? Quel bien ?
Il n’avait rien de plus à dire à Stolov que ce qu’il avait dit à Anton Marcus. Il n’y comprenait rien.
— Nous vous avons réservé une chambre au Saint Régis. Erich vous y appellera demain après-midi. Voulez-vous que je vous envoie une voiture ou prenez-vous un taxi ?
Yuri réfléchit. Dans moins de vingt minutes, on annoncerait l’embarquement pour La Nouvelle-Orléans. Il regarda son billet puis parcourut des yeux le vaste hall et la foule hétéroclite des voyageurs. Bagages, enfants, journaux. Un aéroport comme les autres.
— Vous êtes là, Yuri ? S’il vous plaît, allez au Saint Régis. Erich tient à vous expliquer lui-même où en est l’enquête. Anton se fait du souci pour vous.
Ce ton conciliant… Cette façon de faire comme s’il n’avait pas désobéi aux ordres, pas quitté la maison mère sans autorisation… Décidément, quelque chose clochait. Sans être jamais désagréables, ils n’avaient pas l’habitude de lui parler ainsi. Il connaissait parfaitement leurs façons d’agir. Était-ce un ton normal pour s’adresser à quelqu’un qui avait déserté la maison mère sans autorisation ? Quelqu’un qui était parti, comme ça, après des années d’obéissance et de dévouement ?
Ses yeux se posèrent sur la silhouette d’une femme adossée contre un mur. Jeans, chaussures de tennis, veste de laine. Cheveux noirs coupés court et peignés en arrière. Plutôt jolie. Petits yeux. Les mains dans les poches, elle fumait une cigarette qui pendait à ses lèvres. Elle l’observait.
Droit dans les yeux. Il comprit. Il baissa les yeux et murmura qu’il allait réfléchir, mais qu’il irait probablement au Saint Régis d’où il rappellerait.
— Je suis vraiment soulagée, dit la voix, pleine de gratitude. Anton sera ravi.
— J’en suis sûr.
Il raccrocha, prit son sac et traversa le hall sans regarder autour de lui. Il marcha sans s’arrêter. À un moment, il tourna à gauche et se dirigea vers une grande porte, tout au bout du terminal où il se trouvait. Brusquement, il fit volte-face et revint sur ses pas.
Il faillit lui rentrer dedans tant elle le suivait de près. Ils se retrouvèrent face à face. Surprise, elle fit un pas de côté, le visage rouge de confusion. Elle lui jeta un dernier regard, s’engagea dans un petit couloir et disparut derrière une porte de service. Il attendit mais elle ne revint pas. Manifestement, elle ne tenait pas à le rencontrer à nouveau. Il sentit comme un picotement dans sa nuque.
Son instinct lui dictait de changer son billet, de prendre une autre compagnie et de se diriger vers le sud par un itinéraire moins direct. Il décida de faire un crochet par Nashville et Atlanta pour atteindre La Nouvelle-Orléans. Ce serait plus long mais il serait plus difficile à retrouver.
Il s’arrêta à une cabine téléphonique pour s’envoyer un télégramme à lui-même au Saint Régis où, bien entendu, il n’avait aucunement l’intention d’aller.
Tout cela ne l’amusait vraiment pas. Il avait déjà été suivi par des policiers dans plusieurs pays, il avait été entraîné dans des rixes, une fois, à Paris, il avait été arrêté… Ce genre d’incident ne lui faisait pas peur. Mais, cette fois, c’était différent.
Il était horriblement angoissé. Il devait à tout prix parler à Aaron.
L’espace d’une seconde, il fut tenté de tout laisser tomber. De rappeler Londres, de demander à parler à Anton pour savoir de quoi il retournait et qui était la femme qui l’avait suivi dans l’aéroport.
Mais il n’en eut pas le courage. Sans compter que cela n’aurait probablement servi à rien.
Le drame était justement là : cela n’arrangerait rien parce que quelque chose de grave était arrivé. Quelque chose avait changé.
L’avion allait partir. Il jeta un regard circulaire et ne vit pas la femme. Mais cela ne voulait rien dire. Il se présenta à la porte d’embarquement.
À Nashville, il trouva un télécopieur pour expédier une longue lettre aux Aînés, à Amsterdam, afin de leur demander des éclaircissements. « Je reprendrai contact avec vous. Je suis loyal et digne de confiance. Je n’y comprends plus rien. Vous me devez des explications. Pourquoi m’avez-vous dit de ne plus parler à Aaron Lightner ? Qui était cette femme à Londres, au téléphone ? Pourquoi me faites-vous suivre ? Je m’inquiète pour Aaron. Après tout, nous sommes des êtres humains. Qu’attendez-vous de moi ? »
Il relut sa lettre. Ce ton mélodramatique lui ressemblait bien. Il lui avait souvent valu de petits gestes d’humeur de leur part. Il eut soudain la nausée.
Il remit la lettre à l’employé avec un billet de vingt dollars.
— Envoyez-la seulement dans trois heures, pas avant, ajouta-t-il.
L’homme promit. À cette heure-là, Yuri aurait quitté Atlanta.
Il revit la femme. Elle avait toujours sa veste de laine et une cigarette à la bouche. Elle le regarda froidement quand il embarqua pour Atlanta.